vendredi 23 septembre 2011

Technologie et pédagogie. Par Jean-Paul Moiraud


Je visite de nombreux mondes virtuels pour constituer mon matériel de recherche (1). Je suis en train de constituer une base de données de mondes qui me paraissent significatifs d'un point de vue pédagogique. Le secteur médical (2) est un  terrain d'observation privilégié pour les mondes virtuels de simulation, les usages ont nombreux . Le virtuel est adapté à la connexion entre les savoirs disciplinaires théoriques et la pratique, dans le monde médical (on peut retrouver cette invariance dans les sciences juridiques)

Les concepteurs des mondes médicaux ont atteint un niveau technologique d'excellence. J'ai visité des salles d'opérations, des blocs chirurgicaux, des salles d'odontologie, des nurseries, des salles d'urgence, des salles de radiologie (3) ... Il est possible de simuler un grand nombre de situations professionnelles. Les acteurs (avatarisés) peuvent  interagir avec d'autres acteurs (patient/médecin/assistant), avec des objets professionnels (cathéter, masque, lampe, table d'auscultation, moniteurs, fauteuils pro ...) dans un environnement reconstitué.

Design de simulation

En enlevant la chair disciplinaire de ces simulations, on voit s'esquisser le squelette d'un modèle technologique immersif de formation (à la fois très proche du serious game, il affirme en même temps sa singularité).

J'ai employé le terme technologique et pas encore le terme pédagogique en raison de constantes d'observations accumulées pendant mes séances immersives.

Il y a, dans les mondes observés, un déficit de lisibilité pédagogique. La qualité des animations tend à estomper ce manque, si l'on se contente d'une observation de surface. De façon générale, les concepteurs des mondes ont intégré l'idée qu'il faut aider à l'apprentissage par la manipulation. Pour mener à bien cet objectif ils ont conçu des HUD  [Head Up Display ou affichage tête haute] (4), des objets qui rendent interactives les situations pédagogiques (5). Par contre le modèle pédagogique, sous tendu, n'est jamais (ou très rarement) justifié, il est occulté par la prégnance de la dimension technologique 

J'émets l'hypothèse qu'il faut que les acteurs aient, à disposition, un espace de formation immersif intelligible à tous les niveaux. La marge de progression est à rechercher dans cette direction. Établir des articulations logiques entre les constructions technologiques et les enjeux pédagogiques semble nécessaire.

La posture d'observateur est inconfortable car l'immersion rend difficile la perception du lien existant (je suppose qu'il existe) entre les démarches construites IRL (in the real life) et les logiques immersives. Je me permets de citer, à titre d'illustration, Laurent Gout qui rédige une chronique de visite de la salle d'Urgence de l'Impérial College de Londres : " L'Imperial College of London, présent de longue date sur Second Life, dispose d'une zone pour des "ateliers virtuels" où les participants sont confrontés à un afflux massif de victimes graves dans un service d'urgences. C'est du moins ce que j'ai interprété de ce qu'il m'a été donné de voir, car vous l'imaginez bien, au milieu du mois d'Août les locaux étaient plutôt déserts" - Le billet cité. Laurent Gout met en évidence un paradoxe, un monde persistant avec un niveau d'information volatile.

On peut émettre quelques hypothèses sur cet asynchronisme entre l'ouverture de l'univers instrumental technologique  et le bricolage des constructions liées à la formation / tutorat (6)

  1. Les mondes virtuels sont encore dans la phase d'innovation pédagogique. Les constructions sont (assez souvent) le fait de créateurs polyvalents / geeks. L'ampleur du chantier (par essence chronophage) les pousse à travailler par priorité. Il semblerait donc souhaitable que la chaîne de formation s'organise en ayant comme fil conducteur une structure construite sur le principe de la division des tâches. Une sous représentation des pédagogues dans le dispositif est peut être une explication possible.
  2. Les concepteurs ont choisi d'expliquer, aux apprenants, aux enseignants, aux tuteurs, les enjeux IRL ou par blog interposé (7), le monde virtuel étant confiné à sa simple fonction instrumentale.
  3. Les concepteurs ne jugent pas utile de définir inworld les enjeux, parce qu'ils leurs semblent évidents, transparents. la construction technologique se suffisant par elle même.
  4. Les mondes visités ne sont que des constructions technologiques, les modèles pédagogiques ne sont pas intégrés.
  5. La communauté pédagogique dans les mondes virtuels n'est pas suffisamment organisée, les publications sont éparses et la mise en commun de modèles est quasi absente.


Technologie et pédagogie


Il ressort de ces observations, et quelque soit l'hypothèse évoquée ci-dessus, que les mondes virtuels sont encore trop orientés technologie et pas suffisamment sur les enjeux de formation, même si la direction est clairement affichée. 






C'est probablement à ce titre que Jacques Rodet peut apporter sa pierre à l'édifice en proposant une trame pour un modèle de tutorat immersif qui associe en subtilité technologie et tutorat.

NB : Mon propos se veut généraliste. J'ai visité des mondes et rencontré des acteurs qui sont des exceptions notoires. Ils œuvrent dans le sens de la scénarisation complète. Le monde Dental Life et le travail de Laurent Gout sont des exemples à suivre avec attention.



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(3) Site de dentiste sur Second life Hôpital sur Second Life Salle d'urgence sur Second Life
(4) le hud est une méthode par laquelle l'information est relayée graphiquement au joueur - Exemple de hud - Autre exemple de hud
(5) Simulation N° 1 - Simulation N°2 - Les simulations présentées n'ont pas été faites sous le contrôle d'un médecin, ce qui peut expliquer des approximations, voire des erreurs grossières d'un point de vue médical.
(6) En disant cela je ne dis pas que les objectifs pédagogiques sont absents, je constate que  leur lecture est brouillée.
(7) Imperial college London"The research teams have developed strong relationships with, industry, government organisations, healthcare providers, and educational institutions to facilitate the translation of its research into practical applications and new innovative technology." - "Major Incident Planning is a national requirement for NHS trusts and other emergency services, with frequent exercises to maintain skill levels, patient safety and preparedness. Field exercises and table top simulations are valuable training tools but have limitations. We set out to demonstrate the potential of disruptive virtual world technology to provide lower cost, direct access to simulated environments for many more staff. In this project we are developing and validating a virtual world exercise simulator, supported by funding from the Health Protection Agency."




3 commentaires:

  1. Merci pour cet apport qui permet d'amorcer un recueil de ressources structurantes et raisonnées pour les utilisateurs intéressés.

    Je confirme que les évolutions technologiques et techniques ne sont qu'un moyen d'atteindre plus parfaitement des objectifs pédagogiques dans le domaine de la formation, et non une fin (comme elles le sont pour d'autres objectifs d'usage - et d'ailleurs dont seule la nature de l'usage réel va révéler à postériori la réelle utilité n'est-ce pas?)

    On peut déjà le dire de la technologie présidant à l'apparition des mondes virtuels, dont l'intention première ne fut pas d'être appliquée à la formation (hormis les simulations à des fins militaires...mais n'en fut-il pas de même pour le développement de la recherche en psychologie par exemple, et des usages qui ont pu en être faits ensuite dans le domaine thérapeutique ou du travail etc?...)

    J'ajouterais qu'en l'état actuel des outils disponibles, aucun ne rassemble à lui tout seul -même si l'on en est plus très loin- l'ensemble des fonctions qui satisferaient les meilleurs des pédagogues.

    Cependant, il est clair que l'existant disponible apporte déjà suffisamment de fonctionnalités pour que prenne place l'usage, sachant que, comme vous le soulignez, ce n'est pas le tournevis qui tourne la vis mais bien la main sur le tournevis...

    De ce point de vue, c'est bien en raison de cet écart entre le technique et le pédagogique que vous ou Jean Paul avez pu constater dans vos explorations, qu'il me paraît si important de sensibiliser toute la profession sur -je dirais presque l'urgence- de s'intéresser aux possibilités offertes par ces plateformes, tant je redoute que leur accès imminent par une clic sur les tablettes et smartphones laissent d'autres apporteurs de contenus pseudo pédagogiques venir masquer le bon grain...

    Je ne suis pas sûre par contre que ce que nous avons à y développer soit de l'innovation pédagogique. Comme vous le dites fort bien, tant de travaux antérieurs et méthodes existent s'agissant de la construction des savoirs et de l'apprentissage. Il me semble qu'ici, l'opportunité est de ne pas avoir à les tordre pour les faire s'adapter à l'outil, mais bien que l'outil va permettre de les mettre en oeuvre de façon plus linéaire et naturelle. C'est véritablement cela qui confère à l'innovation technologique tout son intérêt.

    Ce qu'il reste effectivement à développer, partager, promouvoir, c'est une science de l'opérationnalité construite et appuyée sur les acquis antérieurs, et comme vous le soulignez, l'enrichissement de l'offre générale des solutions articulées entre elles, dans un souci de recherche systématique de réponse la plus adaptée à chaque cahier des charges.

    Dans l’attente du plaisir de prochains échanges

    Bien cordialement

    Jenny Bihouise

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  2. Merci Jenny pour ce commentaire.

    Effectivement, bien peu d'outils ont été créés initialement pour des fins de formation. Ceci ne s'est jamais révéler rédhibitoire tant ce sont bien les hommes qui créent les usages.

    J'aime aussi à rappeler qu'un des premiers usages du téléphone était de diffuser des pièces de théâtre ou des opéras (Théâtrophone). Ainsi, les premiers usages d'un média ne sont pas toujours ceux qui finissent par s'imposer.

    En ce qui concerne les mondes virtuels, il n'est pas très aisé d'identifier les usages futurs. Il reste néanmoins probable que ces caractéristiques principales, l'immersion, l'espace, l'avatarisation, le temps synchrone, la communication multi-directionnelle, la téléportation (...) peuvent dès maintenant être pensées, scénariser, instrumenter et "designer" à des fins pédagogiques.

    Si Jean-Paul et moi, et Jean-Paul davantage, nous en sommes à observer, le temps de l'agir viendra. Nous nous y préparons.

    Bien cordialement,
    Jacques Rodet

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  3. Bonjour Jenny,

    Merci pour le commentaire. J'avais rédigé un billet sur le téléphone et l'opéra - http://moiraudjp.wordpress.com/2011/01/25/operabis-une-nouvelle-machine-a-communiquer/ . Il illustre le propos de Jacques sur les usages.

    Bien cordialement

    Jean-Paul Moiraud

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