jeudi 19 janvier 2012

Dental Life, observation d'un monde virtuel scénarisé et signifiant. Par Jean-Paul Moiraud


Billet publié sur le blog de Dental Life

Je ne suis pas dentiste, ni médecin, pas même infirmier ... Je suis juriste de formation et professeur de gestion dans une section de design de mode. Quelle mouche m’a piqué pour venir écrire sur un blog dédié au monde de l’odontologie, lorsque l'hypothèse d'aller voir mon praticien habituel me plonge dans un abîme de stress ? Un point commun m’unit à Guillaume Reys, les mondes virtuels. Je pratique et j’analyse depuis trois ans les stratégies pédagogiques dans les univers immersifs (1) L'observation de l'île Ivoire me permet d'accumuler un riche matériel de recherche.


Le jeudi 12 janvier 2012, de 11 heures 15 à 12 heures 30, j'ai assisté à une conférence immersive. Un docteur Coréen est venu parler de ses pratiques professionnelles à propos de l’utilisation des vis d’ancrage en orthodontie. Cette conférence immersive était, en ce qui me concerne, un beau matériel de travail, un lieu privilégié d’observation. J’ai choisi de cadrer mon analyse en tenant compte des paramètres suivants : l’intention, le contexte, les outils, les acteurs, les ressources.

1 - L’intention.

Elle résulte d’un travail de fond de la part de Guillaumes Reys, qui consiste à (re)penser la FOAD en s’appuyant sur les fonctionnalités de l’environnement immersif Second Life.

2 - Le contexte

Il s’inscrit à la fois dans un contexte universitaire de formation. Guillaume Reys  est chargé d'enseignement à la faculté d'odontologie de l'université de Strasbourg. Un contexte professionnel d’échange entre pairs (cas de la conférence citée) et un lieu d’autoformation de type LLL (Life Long Learning).

3 - Les outils

Il serait réducteur de résumer le monde à l’outil et l’outil au monde. Il rassemble un ensemble de solutions qui sont chacune des outils spécifiques (HUD, mur de tweets intégrés, diffusion de diaporama, voix, chat, gestuelle de l'avatar, objets à disposition des avatars ...)

4 - Les acteurs
      
      4.1 Les acteurs du dispositif

Il faut prendre en compte la dimension réelle et la dimension virtuelle. L’acteur est à la fois humain et virtuel. L'humain est à envisager en tant que personne qui s'inscrit dans une démarche de formation, d’enseignement, d’apprentissage . L'avatar est la représentation de l'individu dans un espace de socialisation immersif signifiant. L'interaction s'opère alors dans le monde virtuel, il est LE lieu de vie et de construction des savoirs.

La question est difficile à cerner puisque car on est en présence d'une interaction croisée, entre les humains et entre les avatars.

  • Entre les humains, bien évidemment, puisque que tout est construit à partir d'une intentionnalité humaine résultante d'une scénarisation a priori. L'enseignant et l'apprenant vont agir sur et dans le monde virtuel ;
  • Entre les avatars. Il serait illogique de considérer l'avatar comme un élément neutre. Il s'inscrit dans un schéma interactif, il communique de plusieurs façons :
- La gestuelle de l'apprenant, de l'enseignant, de "l'avatuteur" (2) doit être pensée, elle permettra de s'exprimer dans le registre du non-verbal (3). Ce point amène forcément à se poser la question de la charge cognitive entraînée par cette gestion du mouvement ;
- L'habillement de l'avatar participe à cet acte de communication. Il est nécessaire de donner une cohérence au processus de formation, l'habit y participe ;
-  L'activation de la dynamique faciale (4) permettant de percevoir les acteurs qui s'expriment ;
- La communication par la voix puisqu'il est possible de parler en temps synchrone ;
- Le dernier point que j'évoquerais est la capacité de l'avatar à se mouvoir, non par le corps mais par la vue (l'avatar est doté d'une vue augmentée). Il est possible d'interagir par la vue et à distance (5)

On le comprend, la prise en compte de la place des acteurs d'un dispositif est un acte complexe, le préalable à toute interaction passe par une initiation.
         4.2 - Les acteurs de l'ingénierie

    Donner du sens à un monde virtuel, c'est avoir la capacité de scénariser en amont. La réussite des actions de formation est conditionnée par la capacité des techniciens à générer un monde signifiant. La seule capacité à "builder" et à "scripter" n'est pas suffisante, il me semble indispensable de générer une chaîne complexe de conception. L'usage et l'observation des mondes virtuels me permet d'affirmer, qu'à l'heure actuelle, la chaîne de conception se résume (trop) souvent à la capacité d'un seul individu (ou un groupe restreint) à intégrer ces diverses compétences.

    5 - Les ressources

    Ce monde est une ressource qui permet de produire des ressources.

    C'est une ressource puisque c'est un lieu où l'on peut stocker des documents multimodaux (texte, image, son et vidéo), utiliser des objets utiles aux constructions des savoirs et des compétences. C'est aussi un lieu de production de ressources car les interactions engagées favorisent leurs productions.

    La conférence immersive

    C'est sur la base des éléments évoqués en introduction que je suis venu écouter (disons observer) la conférence du Docteur Ju Young Lee sur les minis vis dentaires. Je me suis immergé dans le grand amphithéâtre de Dental Life (6) et j'ai assisté à une conférence parfaite d’un point de vue technique, pas de son haché, une diffusion du diaporama très fluide, une parfaite coordination entre le conférencier et l'interprète.

    J’allais dire que nous avons assisté à une conférence classique, tellement classique que des esprits chagrins pourraient rétorquer qu’une diffusion avec un système de visioconférence habituel aurait donné le même résultat avec une infrastructure technologique moins lourde et une charge cognitive moins forte (un ticket d'entrée plus simple !). C’est un argument qui pourrait être recevable, mais ...
    On ne peut réduire un monde virtuel à une simple solution de communication de type one to one. Les univers immersifs sont une agrégation de solutions hétérogènes qui assemblées les unes aux autres deviennent cohérents. On perçoit l'originalité du système comparé aux solutions de classes virtuelles habituelles. La grande différence est l' immersion dans un univers 3D et la nature des  interactions qui s'y produisent.


    J’avais commencé à esquisser une typologie des mondes virtuels dans un autre billet (7), j’y avançais les arguments suivants :

    «Le monde virtuel comme instrument de formation en ligne, un lieu immersif de reproduction du lieu de formation. Mes cours sont de ce type. Les besoins exprimés sont de l'ordre spatial et temporel, le monde virtuel permet de gérer les interactions humaines pour un groupe géographiquement éclaté. L'inconvénient de la dispersion des compétences peut être résolu via les réseaux. Ce blog regorge d'exemples et d'analyses sur ce point


    Le monde virtuel comme instrument de simulation - Le monde virtuel est paramétré pour que les acteurs simulent des situations du réel "possibilité de recréer des situations exceptionnelles pour mettre en situation des gens face à des situations qu'ils rencontreront rarement" Laurent Gout (2011). Le monde ne se substitue pas à l'acquisition de routines dans la vraie vie mais il permet d'anticiper des situations atypiques sans conséquences effectives IRL. Le monde virtuel permet d'analyser des situations extra - ordinaires par un procédé de répétition et d'analyse par retour en arrière (voir vidéo N° 2). Le monde dentallife s'inscrit dans cette dynamique de simulation ainsi que la salle d'urgence de l'impérial college of London.
    Le monde virtuel comme lieu d'immersion dans un élément de savoir, comme processus spécifique. Les acteurs sont immergés dans une représentation du savoir (exemple des champs magnétiques) et interagissent avec l'environnement. Il semble qu'il soit possible, à ce stade, de croiser les travaux de ceux qui œuvrent dans les mondes virtuels et ceux qui développent des systèmes 3D.


    Le monde virtuel comme instrument de co-construction des savoirs - Dans certains domaines il est possible d'utiliser le monde virtuel comme lieu de construction de concepts.»

    Le vraie richesse et la cohérence du monde Dental Life réside dans sa structure protéiforme, c'est tout à la fois un serious game, un lieu d'apprentissage, d’enseignement, de formation tout au long de la vie (life long Learning), un point de rencontre entre le monde de la formation et le monde professionnel. Il me paraît, d'un point de vue pédagogique difficile de dissocier ces divers aspects. J'irais jusqu'à dire que le vrai enjeu des mondes virtuels réside dans la capacité à penser un lieu immersif 3D dans sa complexité.

    Un monde virtuel est aussi appelé un monde persistant, ce qui signifie que l'on peut s'y rendre à tout moment. Voilà qui complexifie encore la donne. J'ai souligné précédemment que l'interaction était créatrice de sens, quid du sens lorsque les acteurs ont disparu ? Jeanne La Prairie, journaliste des Inrocks par une formule provocatrice s'étonne que second Life ne soit pas encore mort (8) elle écrit "Sur la plate-forme pour débutants, Welcome Island, censée expliquer comment marche la vie virtuelle, il n'y a personne. On dirait la fin du monde. Tant pis." Eh oui nous sommes en monde PERSISTANT, il est possible de s'y rendre à tout moment ! comme dans la vraie vie où il existe des quartiers déserts la nuit, pendant le mois d'août, au moment du déjeuner ... pourtant Jeanne La Prairie met le doigt sur une question sensible, Il faut donner du sens au monde virtuel lorsqu'il n'y a pas d'activité. C'est une question de scénarisation (les ressources). le concepteur doit permettre au visiteur de comprendre les enjeux du lieu en l'absence d'activité sociale.

    Dental Life est en passe de rendre le monde signifiant en l'absence d'activité, il y est possible de comprendre les enjeux grâce à un ensemble de lieux et la présence de bots, agents conversationnels.

    Tentative d'analyse de la séance de travail.

    Je n'ai pu assister qu' à la première conférence, j'en retire cependant des invariants (1) que j'avais déjà isolé :

    - Le besoin de former les acteurs du dispositif. Guillaume Reys a pris la précaution de sensibiliser, de former préalablement les intervenants. Il n'a pas pris le risque (inconsidéré) de mettre en difficulté l'intervenant en le précipitant le jour de la conférence dans un environnement inconnu ;
    - La gestion du son a été prise en compte de façon extrêmement professionnelle, la conséquence en est une conférence fluide, sans son haché.
    - L'aspect vestimentaire des avatars n'avait ici pas d'importance, même s'il était assez facile de repérer les novices par le recours aux avatars standards proposés par Linden Lab. J'aurais eu un discours différent s'il s'était agit d'une simulation de pratique professionnelle ;
    - La gestion de la voix. Communiquer par voix IP est un exercice qui nécessite une discpline, une organisation. La communication du docteur Ju Young Lee était traduite par (aka) Stéphaneranger Deluxe. Les deux acteurs ont évité de faire télescoper leurs voix, rendant ainsi l'écoute agréable.

    Quelles conclusions peut-on tirer de cette observation ?

    Ma posture d'observateur n'est pas de dire si le monde virtuel est une bonne solution, ou pas mais de tenter d'analyser les enjeux. Je constate qu'à cet instant des scénarios se construisent, que des mondes signifiants émergent notamment dans le monde de la médecine et de la santé.

    Les expériences qu'il m'est donné d'observer sont le fait de passionnés (Dental Life pour l'odontologie, Terra Toulouse ou Virtual Health pour la médecine d'urgence) qui ont dépassé le stade du bricolage (10) et qui ont des compétences au large spectre.

    On peut imaginer, sans passer pour un utopiste (11), la constitution d'un espace virtuel français dédié aux questions de santé. Cela pourrait donner une force supplémentaire aux mondes virtuels (de formation) en jouant sur la collaboration et la co-construction. En exprimant ce point de vue, je pense à la nécessaire volonté politique des universités pour aider les enseignants pilotes dans ces démarches innovantes et assurément formatrices.

    Le reportage image et vidéo de cette session 

    Reportage photos




    Reportage vidéo
    NB : la qualité sonore de la vidéo ne donne pas une pas une idée juste de la fluidité du son au moment de la séance immersive (Je ne dispose pas de matériel professionnel de captation)



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    (1) Les mondes virtuels et mes recherches http://tutvirt.blogspot.com et http://moiraudjp.wordpress.com (tag monde virtuel)
    (6) SLurl Amphithéâtre Dental Life http://maps.secondlife.com/secondlife/IVOIRE/156/52/552
    (7) Typologie des mondes virtuels http://tutvirt.blogspot.com/search/label/typologie
    (9) "La stratégie du billard" - Intervention colloque Lyon juin 2011 https://srv-podcast.univ-lyon3.fr/videos/?video=MEDIA110623170714146


    lundi 16 janvier 2012

    Du bricolage et de la transgression en formation. Par Jacques Rodet

    Jean-Paul Moiraud, dans son billet intitulé « Bricolage, ruse et subterfuge » http://tutvirt.blogspot.com/2011/12/bricolage-ruse-et-subterfuge.html  s’intéresse aux pratiques des enseignants qui leur permettent d’« inventer et de revisiter le quotidien éducatif. » Il souligne que loin d’être contradictoires, ces pratiques peuvent s’articuler avec les politiques institutionnelles. Elles en sont des avatars qui se jouent de certaines contraintes en procédant par déviations. L’innovation et la création procèdent fréquemment par transgression de ce qui est établi. Depuis la fin du XIXe siècle, la création artistique, et ce fut particulièrement vrai pour la peinture est le résultat  de la transgression des règles établies. La transgression est un acte volontaire et conscient. C’est pourquoi, il est nécessaire, pour qu’elle produise du sens, de connaître, voire d’avoir pratiqué, les règles mises à bas. Hors de cette condition, il y a fort à parier que le résultat obtenu, loin d’être créatif, ne soit que de peu d’intérêt. Ainsi, d’un individu qui sans rien connaître à l’enseignement ou à la formation voudrait initier de nouvelles pratiques d’apprentissage aurait bien peu de chance d’être pertinent. Il est possible de remettre beaucoup de choses en question dans la pratique enseignante, encore faut-il en connaître les fondements, dans une certaine mesure l’histoire, les pratiques et les diverses instanciations. Il est donc possible d’affirmer qu’un enseignant qui souhaite innover, devrait posséder un certain bagage, une expérience pratique, une bonne perception du cadre institutionnel dans lequel il évolue. A partir de ces connaissances, il lui est alors loisible de déterminer quelles sont les règles qu’il souhaite transgresser pour atteindre tel ou tel objectif.

    Le bricolage éducatif est-il transgressif et créatif ?
    Si l’on considère que la pratique éducative est toujours une réponse particulière d’un enseignant se saisissant d’éléments constitués (programmes, manuels, ressources, etc.) pour permettre à des apprenants de construire leurs connaissances et/ou de développer des compétences, il ne fait aucun doute que l’enseignant a été, est et sera toujours un bricoleur. Un bricoleur professionnel, c’est-à-dire un artisan. Comme lui, il maîtrise la chaine de production de A à Z : il analyse, conçoit, réalise, diffuse, évalue. En ce sens, le bricolage est plutôt l’habitude et l’industrialisation qui suppose la division des tâches, l’exception. Bricoler n’est donc pas une transgression dans le sens où à force d’être transgressif,  la transgression s’est imposée comme norme. Pour filer la comparaison avec la peinture, dirait-on d’un individu qui peindrait des tableaux selon les canons du début du XIXe siècle qu’il est un artiste, un créatif ? Etre peintre à notre époque, c’est répondre à l’impératif de la novation, de l’originalité, d’être transgressif. Si cela n’est valide que de manière moindre dans le monde éducatif et de la formation,  il semble bien difficile d’être reconnu comme un pédagogue de qualité sans que sa démarche se révèle un tant soit peu transgressive. Le caractère subversif de la transgression n’en est pas éliminé pour autant puisque sa démarche s’effectue dans un cadre institutionnel aux règles établies et jalousement gardées ou plus exactement frileusement conservées.

    L’innovation n’est pas que le résultat du bricolage
    Si l’innovation a besoin de pionniers, elle peut aussi se révéler être le résultat de démarches planifiées. La mise à distance de la formation en est un bon exemple. Les premières expériences de formation à distance qui remontent au XIXe siècle avec l’apparition du timbre-poste, ont introduit un élément fondamental qui s’est révélé profondément subversif : l’enseignant et l’enseigné n’ont plus besoin d’être ensemble dans un lieu et un temps donné. Cette remise en cause de l’unité spatio-temporelle de la formation a progressivement été pensée au regard du processus d’industrialisation. Permettre à un plus grand nombre et de manière plus aisée d’accéder à la formation est certainement une des raisons premières de la formation à distance qu’elle a ensuite formulée comme promesse. Le cas de l’Open University de Grande Bretagne est éloquent à cet égard. Dès lors, le recours aux techniques de la division des tâches permettant la massification et la standardisation s’est révélé incontournable. L’enseignant voit sa fonction éclatée en une multitude de spécialités qui lui est bien difficile d’investir toutes : analyste, concepteur, pédagogue, médiatiseur, technicien, facilitateur, administrateur, etc. Le bricolage n’est pas impossible dans ce nouveau schéma, et en fait souvent pratiqué au sein de chacune de ces fonctions, mais il n’y a plus d’artisan qui fait tout de A à Z. La liberté des acteurs est conditionnée et leurs actions coordonnées. L’artisanat laisse la place à une démarche projet caractérisée par l’existence d’une équipe, d’un chef de projet, d’une planification rigoureuse, de règles établies et respectées, d’une division des tâches dont les résultats sont assemblés sans qu’un acteur qui a produit telle ou telle partie ne puisse avoir une pleine conscience et vision de l’ensemble. Il est pourtant remarquable que l’innovation soit au cœur de la formation à distance, que celle-ci soit l’occasion de réinterroger, lors des phases de conception et de scénarisation,  les pratiques de formation, qu’elle ait recours aux moyens technologiques les plus récents, qu’elle transforme la relation pédagogique.

    Bricolage des enseignants, quelques hypothèses sur leurs motivations
    Il est certain que de nombreux enseignants bricolent afin de créer des situations d’apprentissage qui soient plus adaptées aux caractéristiques de leurs apprenants. Rendre l’apprentissage plus concret, plus authentique, plus accessible, plus ludique, plus intéressant, plus motivant, plus étonnant, plus signifiant, plus transférable, plus complet, plus qualitatif, voilà quelques objectifs qui sont très souvent ceux des enseignants innovants. Il s’agit, en quelque sorte, des raisons nobles qui les poussent à bricoler. Il en existe certainement d’autres, qui sont moins fréquemment mis en exergue et qui correspondent aux intérêts personnels que les enseignants peuvent retirer de leurs pratiques innovantes. Le bricolage n’est-il pas, par exemple, une stratégie contre l’ennui que procure la répétition d’année en année des mêmes cours ? L’enseignant bricoleur ne cherche-t-il pas ainsi à renouveler son plaisir ? A assouvir sa propre curiosité ? A continuer à apprendre ? Une autre série de raisons semble pousser les bricoleurs renommés « geeks » dans le monde numérique : s’offrir une indépendance, un périmètre privatif hors de portée de l’institution. L’exemple du délaissement des ENT par certains enseignants « geeks » est significatif. L’offre numérique de l’institution étant, par nature, toujours en retard sur leurs pratiques, ils la négligent souvent lorsqu’ils ne la combattent pas. En procédant de la sorte, ils peuvent retirer la satisfaction narcissique d’être d’éternels pionniers. Une des dérives qu’il est alors possible de constater est qu’en étant toujours en avance, très en avance, des pratiques institutionnelles d’une part, et de celles de leurs collègues d’autre part, ils n’arrivent plus à nouer les fils d’un dialogue constructif avec eux mais seulement échanger avec ceux qui leur ressemblent.

    Bricolage des apprenants, quelques pratiques
    Si le bricolage se révèle bénéfique pour les enseignants, il est légitime de se demander s’il ne le serait pas également pour les apprenants. Ainsi, est-ce qu’une pratique apprenante ne gagnerait pas à être transgressive ? La transgression de l’apprenant correspond à la liberté qu’il se donne de ne pas souscrire aux injonctions et autres demandes de l’enseignant ou de l’institution. Cela signifie-t-il que l’apprenant n’apprenne plus, certainement pas. Est-ce moins exigeant pour l’apprenant que de se conformer aux attentes identifiées, encore moins. En effet, selon le principe que nous avons évoqué plus haut - la transgression n’est créative que lorsque l’individu qui la réalise et l’assume a conscience des règles qu’il bat en brèche – il apparait certain que pratiquer un apprentissage par transgression demande une compréhension fine des objectifs de la formation, une capacité à exercer son autonomie, à gérer son apprentissage, à conscientiser ses états affectifs par rapport aux tâches à réaliser, autant d’habiletés que tous les apprenants ne possèdent pas spontanément. Il y aurait donc à réaliser un apprentissage de la transgression de l’apprentissage dont le cursus reste à établir mais qui comprendrait certainement des éléments sur l’apprendre à apprendre, d’une part et sur la notion même de transgression, d’autre part.

    Dès lors que l’enseignant a une pratique transgressive, est-ce que l’apprenant peut la transgresser ? Je pense que oui dans la mesure où les pratiques innovantes des enseignants ne se révèlent pas toujours beaucoup moins prescriptives pour les apprenants que les pratiques traditionnelles. La formation à distance et les autres modalités qui font un grand usage des technologies sont effectivement assez prescriptives. Travailler sur une plateforme e-learning impose un certain apprentissage technologique aux apprenants. Dans le cas des formations dans les mondes virtuels qui nous occupent davantage sur ce blog, il faut remarquer que le ticket d’entrée (créer et maitriser les déplacements et la gestuelle de son avatar) est d’un coût cognitif et temporel relativement élevé et fortement prescriptif. 

    La définition de l’apprenant bricoleur pourrait être donc la suivante : apprenant qui nourrit une certaine indépendance par rapport aux modalités proposées ou imposées par l’enseignant et par rapport à l’enseignant lui-même, en capacité de comprendre les finalités de son apprentissage et de dimensionner les solutions qui lui conviennent le mieux et qui sont adaptées à l’atteinte des objectifs de la formation. Cette définition est somme toute assez proche de celle de l’autonomie de l’apprenant à distance que j’avais formulée en 2003 : « Un apprenant autonome, est donc, une personne qui prend la main sur son activité d'apprentissage en intervenant dans sa gestion. Il doit mettre en place des stratégies métacognitives impliquant sa connaissance : de soi, des tâches et des stratégies ; mais aussi la maîtrise d'outils de planification, de régulation et d'évaluation. » http://jacques.rodet.free.fr/xchron2.htm#oct
     
    Comment soutenir le bricolage des apprenants ?
    Faut-il laisser les apprenants bricoler seuls ou n’est-il pas nécessaire de penser les modalités qui autoriseraient leur bricolage et qui pourrait aussi les aider à le pratiquer ? Laisser l’apprenant à lui-même, dans une démarche qui se voudrait délibérément non directive, reviendrait à terme à abdiquer son rôle d’enseignant. C’est donc plutôt la voie du soutien et de la relation d’aide, ainsi que je définis le tutorat à distance, qui serait à emprunter. Il ne me revient pas ici, d’en aborder tous les aspects pratiques, ceci est largement fait dans les billets de ce blog et dans le Blog de t@d (http://blogdetad.blogspot.com). Un principe mérite tout de même d’être rappelé : les fonctions tutorales ne peuvent être investies par un enseignant qu’à partir du moment où il modifie sa perception de son rôle. De transmetteur, il doit devenir accompagnateur, facilitateur, médiateur. Ceci se révèle ne pas être la moindre des transgressions à oser dans le monde éducatif et de la formation aujourd’hui.

    jeudi 5 janvier 2012

    Bricolage, ruse et subterfuge. Par Jean-Paul Moiraud



    La pédagogie instrumentée par le numérique essaime dans la sphère de l'apprentissage et de l'enseignement. L'abondance des communications institutionnelles, universitaires et des usages de terrain est un indicateur de ce foisonnement. essaimer ne signifie pas pour autant stabiliser ou généraliser.  Nous sommes entrés, depuis quelques années, dans une phase de diffusion des équipements dans les établissements via les efforts conjugués du ministère et des collectivités locales. L'enquête PROFETIC (prof et TICE) de septembre 2011 (1) montre que 79 % des enseignants disposent facilement d'un ordinateur dans l'établissement, 66 % d'un vidéo projecteur et 59 % d'un ordinateur pour les élèves et tous les enseignants ont un ordinateur à domicile. Les dix années qui se sont écoulées depuis le passage du nouveau siècle donnent la mesure des progrès qui ont été accomplis.

    Pourtant ... malgré ce déploiement de la "Raison technicienne", des enseignants continuent (2), persistent à travailler et  à construire hors des cadres numériques prescrits. Ils bâtissent des dispositifs à l'aide d'outils numériques hétéroclites, ils détournent, bricolent, subvertissent des solutions non initialement conçues pour l'éducatif. J'ai parlé de subversion, de ruses mais leurs objectifs sont pourtant classiques, ils souhaitent développer des dispositifs d'enseignement pour aider à l'apprentissage de leurs élèves. Quoi de plus noble que de vouloir améliorer, d'enrichir les enseignements et donner du lustre aux apprentissages. Alors pourquoi souhaitent-ils emprunter des chemins de traverse lorsqu'il est possible d'utiliser des solutions sur les routes officielles normées et balisées  ?

    Le travail et la réflexion dans les mondes virtuels participent à cette entreprise non conventionnelle de création et de construction des savoirs. L'utilisation des mondes persistants est une démarche intellectuelle qui chemine, à l'heure actuelle, en marge des voies fléchées des grands flux de la formation. On pourrait en dire autant des solutions de micro-blogging instrumentées à des fins pédagogiques, des ressources provenant du détournement des fonctionnalités initiales des téléphones GSM et des smartphones pour enregistrer, filmer, aller chercher de l'information, de l'utilisation des blogs.

    L'imagination est au pouvoir, le subterfuge, la ruse, le bricolage sont régulièrement convoqués au rendez-vous de l'enseignement et de l'apprentissage instrumentés par le numérique. Est ce une façon de lutter contre le sentiment d'être un simple consommateur de la chose du savoir, un répétiteur technicien ? Michel Gondry en  donne une belle illustration par son film "Be kind, rewind". Que dit ce film ? :

    Après avoir démagnétisé les cassettes vidéos d'un ciné club dont ils avaient la garde, les deux protagonistes (Jack Black et Mos Def)  reconstituent les grands standards du cinéma avec des moyens de bric et de broc. Ces films "suédés" (bricolés) rencontrent, contre toute attente, un grand succès auprès du public. Isabelle Régnier journaliste au monde définit ainsi ce film « […] prône la bricole contre la standardisation aseptisée, la transmission contre la déculturation mondialisée. Célébration de l’enfance et de ses puissances créatrices, il est, de tous les films de son auteur, celui qui s’abandonne le plus librement à la croyance dans le cinéma ». Isabelle Régnier, Le Monde, 5 mars 2008 in Michel Gondry, l'usine des films amateurs - Rétrospective, carte blanche. Centre Pompidou (3)

    J'ai, à de nombreuses reprises, souligné l'antagonisme entre la démarche institutionnelle (développement des ENT et leurs différentes briques administratives et pédagogiques) et certaines démarches d'enseignants que la recherche qualifie de "personal learning environment" (PLE), certains auteurs avancent le qualificatif d'edupunk (4) pour désigner les enseignants adeptes du "do it yourself " (DIY). Le point de convergence de tous ces qualificatifs est la capacité d' inventer et de  revisiter le quotidien éducatif. Pour atteindre leurs objectifs, les enseignants bricolent.

    Ils bricolent, ce qui ne signifie pas qu'ils font n'importe quoi et qu'ils ne font que cela. Le bricolage n'est pas antinomique avec la planification, la préparation, la référence à des théories éducatives. C'est ce que rappelle Philippe Perrenoud dans son article intitulé "La pratique pédagogique entre l'improvisation réglée et le bricolage" (5).

    J'entends par bricolage, dans ce billet, la capacité des enseignants à s'emparer des matériaux numériques pour les adapter à leurs besoins professionnels. Je n'oppose pas, dans cette réflexion, les objets proposés sur le net et les objets numériques institutionnels. Je parle bien de la capacité des enseignants à chercher, à améliorer, à chercher à créer des ressources grâce à des instruments proches du terrain. Je me demande si cette attitude ne correspond pas à un besoin profond, une envie de ne pas se sentir déposséder de la liberté de création et d'enseignement.(X). En tant que praticien de terrain je n'ai pas les moyens (malheureusement) de vérifier mes propos, je me contente de lancer des pistes de réflexion à la lumière des lectures qui soutiennent mon travail.  Nombreux sont les exemples tirés de la littérature qui évoquent, la question du bricolage. En préalable à ce billet je voudrais m'appuyer sur des  passages qui me paraissent significatifs.

    Tout d'abord appuyons nous sur les écrits de Claude Levis Strauss dans la "pensée sauvage" (6)

    «Une forme d’activité subsiste parmi nous qui, sur le plan technique, permet assez bien de concevoir ce que, sur le plan de la spéculation, peut être une science que nous préférons appeler première plutôt que primitive : c’est celle communément désignée par le terme de bricolage. Dans son sens ancien, le verbe « bricoler » s’applique au jeu de balle et de billard, à la chasse et à l’équitation, mais toujours pour évoquer un mouvement incident: celui de la balle qui rebondit, du chien qui divague, du cheval qui s’écarte de la ligne droite pour éviter un obstacle. Et, de nos jours, le bricoleur reste celui qui œuvre de ses mains, en utilisant des moyens détournés par comparaison avec ceux de l’homme de l’art. /…/
    Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet: son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les « moyens du bord », c’est-à-dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux,

    hétéroclites au surplus, parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées de renouveler ou d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas définissable par un projet (ce qui  supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que « ça peut toujours servir ». De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état, mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations, à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type.
    /…/
    l’exemple du bricoleur. Regardons-le à l’œuvre : excité par son projet, sa première démarche pratique est pourtant rétrospective il doit se retourner vers un ensemble déjà constitué, formé d’outils et de matériaux ; en faire, ou en refaire, l’inventaire enfin et surtout, engager avec lui une sorte de dialogue, pour répertorier, avant de choisir entre elles, les réponses possibles que l’ensemble peut offrir au problème qu’il lui pose. Tous ces objets hétéroclites qui constituent son trésor, il les interroge pour comprendre ce que chacun d’eux pourrait « signifier », contribuant ainsi à définir un ensemble à réaliser, mais qui ne différera finalement de l’ensemble instrumental que par la disposition interne des parties. Ce cube de chêne peut être calé pour remédier à l’insuffisance d’une planche de sapin, ou bien socle, ce qui permettrait de mettre en valeur le grain et le poli du vieux bois. Dans un cas il sera étendu, dans l’autre matière. Mais ces possibilités demeurent toujours limitées par l’histoire particulière de chaque pièce, et par ce qui subsiste en elle de prédéterminé, dû à l’usage originel pour lequel elle a été conçue, ou par les adaptations qu’elle a subies en vue d’autres emplois. /…/ les éléments que collectionne et utilise le bricoleur sont « précontraints ». D’autre part, la décision dépend de la possibilité de permuter un autre élément dans la fonction vacante, si bien que chaque choix entraînera une réorganisation complète de la structure, qui ne sera jamais telle que celle vaguement rêvée, ni que telle autre, qui aurait pu lui être préférée.
    /…/ Sans jamais remplir son projet, le bricoleur y met toujours quelque chose de soi.» Claude Levi Strauss (1962)


    Michel de Certeau (7) et Philippe Perrenoud (8)  reprennent cette définition dans leurs ouvrages et publications  lorsqu'il s'agit d'introduire la notion de bricolage dans leurs réflexions.

    La littérature est riche d'exemples qui décrivent le bricolage comme un élément de construction des relations sociales. Robert Lihnart, Fabienne Hanique et Michel De Certeau illustrent ce propos. Je me propose de reprendre des passages significatifs :
    Robert Lihnart décrit le cas de l'ouvrier Demarty dans son ouvrage intitulé "l'établi" (9)

    Demarty est un ouvrier chargé de "décabosser" des ailes de voitures, il travaille sur une chaine standardisé. Pour s'acquitter de sa tâche, il utilise un établi singulier ...

    «On dirait un petit artisan, et il paraît presque déplacé "oublié comme un vestige d'une autre époque dans l'enchaînement répété des mouvements de l'atelier. Il a de nombreux outils
    à sa disposition — instruments de ponçage, de martelage, de polissage, fers à souder, étain, chalumeaux, mêlés dans une sorte de bric-à-brac familier où il se retrouve sans hésiter — et chaque retouche met en oeuvre une opération particulière, presque jamais identique à la précédente. Ce sont les hasards de l'emboutissage, des transports, des cahots et des collisions, des pièces tombées par terre ou frappée par quelque fenwick qui déterminent ce qu'il aura à redresser, à boucher, à souder, à polir, à rectifier. Chaque fois, il prend la portière défectueuse, la regarde attentivement, passe un doigt sur les irrégularités (il ausculte aussi concentré qu'un chirurgien avant l'opération), la repose, prend sa décision, dispose les outils qui lui seront nécessaires, et se met au travail. Il travaille penché, à dix ou vingt centimètres du métal, précis au coup de lime ou de marteau près, ne se reculant que pour éviter la gerbe d'étincelles de la soudure ou la volée de copeaux métalliques du ponçage. Un artisan, presque un artiste. Le plus étonnant, c’est son établi. Un engin indéfinissable, fait de morceaux de ferraille et de tiges, de supports hétéroclites, d’étaux improvisés pour caler les pièces, avec des trous partout et une allure d’instabilité inquiétante. Ce n’est qu’une  apparence. Jamais l’établi ne l’a trahi ni ne s’est effondré. Et, quand on le regarde travailler pendant un temps assez long, on comprend que toutes les apparentes  imperfections de l’établi ont leur utilité : par cette fente, il peut glisser un instrument qui servira à caler une partie cachée ; par ce trou, il passera la tige d’une soudure difficile
    » – L’établi de Robert Lihnart (1978)

    Fabienne Hanique (5) a étudié le changement (la modernisation) à la poste, la période ou l'usager devient un client. Dans un passage du chapitre intitulé "Guichetier, tout le monde peut le faire, ou des usages de l'univers bureaucratique" (pp 67 et suite) Une postière remplaçante traite le dossier de M Grignon, un client habituel .... Monsieur Grignon vient à la poste :

    " /.../ Ce matin vers 11 heures, elle reconnaît, dans la file d'attente, monsieur Grignon...et commente, possiblement pour signifier son degré d'insertion : "il est vraiment tous les jours... La connaissance de son numéro de compte devrait faire partie de la formation pour Pal ..." Quelques minutes plus tard, c'est à son guichet que monseiur Grignon se présente ..."Ah non, monsieur Grignon, vous êtes venu deux jours trop tôt ... c'est pas aujourd'hui"


    Par ces mots, tacitement adressés à chacun d'entre nous - Pas uniquement à Monsieur Grignon, mais aussi aux collègues, à l'observateur, voire aux autres usagers-, Annie signifie qu'elle est déjà suffisamment accoutumée au bureau pour reconnaître les clients et qualifier la pertinence de leur demande avant même de solliciter l'ordinateur ...


    Mais monsieur Grignon reste pétrifié : il tendait son livret et voilà que cette guichetière lui ... refuse.


    Comment décrire ce qui se passe alors ? Jackie et Micheline se tournent brusquement vers Annie ... Que se sont-ils dit ? Rien. Annie a croisé le regard de Micheline, une seconde tout au plus ...


    Annie s'est alors reprise : elle s'excuse auprès de M Grignon : "c'est rien excusez moi monsieur Grignon ... Allons, donnez moi votre livret on va regarder..." /.../

    "Derrière le guichet, la tension presque palpable qui avait surgi est retombée aussi vite qu'elle s'était installée ... Les affaires reprennent leur cours, chacun son client, comme si rien ne s'était passé ... A une différence près : Annie est maintenant bien intégrée. Cela ne fait plus le moindre doute." /.../

    «La conduite qu’avait initialement adopté Annie n’était en rien critiquable au regard des procédures et des règles de l’efficacité managériale qui commandent notamment de diminuer le temps d’attente des clients et d’améliorer le temps de traitement  des opérations. L’échange de regards avec les deux «anciens» l’a pourtant amenée à renoncer à cette posture pour se ranger aux «règles» locales de cette microsociété.


    Les enjeux sous-jacents sont importants pour l’ensemble des protagonistes / Pour Micheline et Jackie, il convient de vérifier qu’en la présence d’Annie, on peut travailler, c’est-à-dire non seulement mobiliser la réglementation et les procédures, mais aussi cette jurisprudence spécifique, véritables présupposés sociaux de l’activité personnelle, qui constitue le «genre de la maison». Libre à Annie de s’y plier ou pas … mais ne pas s’y résoudre peut être coûteux. Cela reviendrait à l’isoler et, du même coup, à la priver de la possibilité de mobiliser le collectif pour faire face à des situations que la réglementation prescrite seule ne peut plus suffire à affronter. Elle serait alors conduite, pour faire face à des situations codifiées, à produire des «inventions» ou des «bricolages» que l’absence de validation du collectif renverrait au rang de transgressions.» Fabienne Hanique (10)

    Ces exemples introductifs, nous donne à penser l'objet théorique qu'est le bricolage. Le métier d'enseignant  est un exercice qui se construit  dans un équilibre subtil  entre le penser et le faire, le bricolage s’insère entre ces deux poutres maitresses de l'activité professionnelle. Il participe au même principe qui fait que le droit se construit avec la jurisprudence.Il ne se conçoit pas comme une posture anecdotique et péjorative. Le bricolage à sa place. Il reste à déterminer si on le cantonne dans le domaine du majeur ou du mineur ?

    Parmi ces différents exemples, la lecture de l'ouvrage de Michel De Certeau  "l'invention du quotidien, arts de faire" occupe une place particulière. Sa lecture m'a permi, peut être, de mieux ordonner une réflexion dont je n'arrivais pas à cerner les contours jusqu'à présent. Il interroge, par ricochet, nos pratiques enseignantes. Loin de moi l'idée d’interpréter de quelque façon que ce soit la pensée de M De Certeau, je n'ai pas un savoir suffisant. Je me contenterai d'essayer de poser quelques jalons réflexifs à la lumière de cette lecture.

    La question qui se pose est la suivante : Pour quelles raisons les enseignants continuent-ils à bricoler, pourquoi utilisent-ils des ruses, développent-ils des subterfuges pour organiser leurs enseignements alors que les structures institutionnelles mettent à disposition des outils adaptés d'un point de vue technologique ? S'agit-il d'une forme de subversion qui n'ose pas avouer son nom ? Peut - on dire à la façon de Michel de Certeau qu'en matière d'enseignement instrumenté les bricoleurs "inventent leur quotidien", qu'il y a un "art de faire" la pédagogie. Est ce une forme de résistance à la norme ? "Une source d'optimisme mais qui a un petit côté dérisoire dans les effets" me souffle un ami philosophe.

    Michel De Certeau compare les créateurs de sens à des propriétaires terriens qui imposent des lois, des règles à ceux qui passent sur leurs possessions. Dans le chapitre XII intitulé "Lire : un braconnage" est évoquée la capacité de certains à résister à la norme en opérant de actions de braconnage sur des territoires normés (l'écrit). Michel De Certeau se réfère à l'art subtil des poètes du moyen age pour illustrer cette intention de ruse pour subvertir la norme.

    "Autre modèle : l'art subtil dont la théorie a été faite par des poètes et des romanciers médiévaux, ils insinuent la novation dans le texte même et dans les termes d'une tradition. Des procédures raffinées infiltrent mille différences dans l'écriture autorisée qui leur sert de cadre, mais sans que leur jeu obéisse à la contrainte de sa loi. Ces ruses poétiques, non liées à la création d'un lieu propre (écrit), se sont maintenues à travers les siècles jusque dans la lecture contemporaine, également agile à pratiquer les détournements et métaphorisation que, parfois, signalise à peine un "bof" " Michel De Certeau


    En opérant un parallélisme (je prends cette responsabilité), l'attitude des edupunks ne s'inscrit-elle pas dans ce registre ? La volonté de conserver un sentiment d'autonomie (11) au sein d'une structure normée ? Une peur d'être contrôlé par un système panoptique ? (12)


    Je prends le risque de citer un passage plus radical de Michel De Certeau, pour essayer de mieux comprendre ce que pourrait être l'intention d'un bricoleur  :


    " L'implantation massive d'enseignements normalisés a rendu impossibles ou invisibles les relations intersubjectives de l'apprentissage traditionnel ; les techniciens "informateurs" ont donc été mués, par la systématisation des entreprises en fonctionnaires claquemurés dans une spécialité et de plus en plus ignorants des utilisateurs; la logique productiviste elle-même, en isolant les producteurs, les a amenés à supposer qu'il n'y a pas de productivité chez les consommateurs; un aveuglement réciproque, généré par ce système, a fini par faire croire aux une et aux autres que l'initiative ne se loge que dans les laboratoires techniques." Michel De Certeau.


    Est ce de cette crainte que se nourrissent les enseignants qui bricolent ? La peur de l'introduction d'une logique productiviste symbolisée par les outils globalisant, uniformes qui les rendrait simples consommateurs ? Y voient-ils une protection contre un sentiment de perte d'autonomie et peut être de façon plus ou moins consciente d'échapper au sentiment (à la peur) du contrôle ? (12)


    Je ne fais que lancer des pistes de réflexion mais j'ai la conviction que l'acte de bricolage n'est pas neutre à l'heure de l'enseignement instrumenté. L'amorce de lecture de Foucault (12) me fait comprendre d'ailleurs la charge sémantique de ce terme.


    Il me semble qu'il y a là, en germe, un débat transdisciplinaire à engager, en attendant je suis dans ma salle de classe (réelle et virtuelle) et ... Je bricole mon quotidien.



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    (1) PROFETIC http://eduscol.education.fr/cid58720/profetic-2011.html
    (2) Je ne dispose malheureusement pas de statistiques sur le nombre de bricoleurs
    (3) "Be kind, rewind" Michel Gondry (2008) http://www.centrepompidou.fr/documentation/Michel_gondry.pdf
    (4) L'Edupunk est une méthode d'enseignement et d'apprentissage. Cette méthode se définit comme une approche de l'enseignement qui évite les outils traditionnels tels que powerpoint et le tableau noir, et vise plutôt à amener l'attitude rebelle et le comportement Do It Yourself des groupes punks des années 70, au sein même de la classe (Wikipédia)
    (5) "La pratique pédagogique entre l'improvisation réglée et le bricolage" Philippe Perrenoud (1983) http://www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1983/1983_01.html
    (6) "La pensée sauvage", Claude Levis Strauss (1962)
    (7) "L'invention du quotidien, arts de faire", Michel De Certeau, folio essais, édition (1990)
    (8) "La pratique pédagogique entre l'improvisation réglée et le bricolage", Philippe Perrenoud, 1983
    (9) "L'établi", Robert Lihnart, (1978)
    (10) "Le sens du travail, chronique de la modernisation au guichet", éres, Fabienne Hanique (2004)
    (11) Article L912-1-1 code de l'éducation - La liberté pédagogique de l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre chargé de l'éducation nationale et dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection.
    Le conseil pédagogique prévu à l'article L. 421-5 ne peut porter atteinte à cette liberté.
    (12) "Surveiller et punir", Michel Foucault, (1975)